Il n’y a pas de périphérie lorsqu’il est question de culture, chacune ayant sa légitimité. Il existe cependant des régions moins favorisées qui sont hors de la portée des institutions étatiques et qui doivent tracer leur propre chemin. Ce fut longtemps le cas de la vallée du haut fleuve Saint-Jean.
La Grande-Bretagne et les États-Unis arrivent à s’entendre sur l’emplacement de la frontière en 1842, mais de nombreuses années s’écoulent avant que les habitants de l’extrême nord du Maine ne ressentent la présence de l’État dans leur vie quotidienne. Les rares shérifs et agents de douanes, éparpillés sur ce vaste territoire, sont les seuls visages de l’autorité civile.
Autrement dit, à cette époque, les habitants de la vallée, la majorité étant d’origine acadienne et canadienne-française, jouissent d’une grande autonomie. Bien qu’ils soient liés par le commerce à la vallée du Saint-Laurent et au sud du Nouveau-Brunswick, ils doivent s’organiser eux-mêmes et créer leur propre cadre institutionnel. Dans le domaine de l’éducation, ces efforts sont minés par les grandes distances, le coût de construction et d’entretien des écoles, la pénurie d’enseignants qualifiés et, enfin, l’apathie de parents pour qui une éducation formelle ne rejoint par les soucis du quotidien.
Comme le père Francis Brassard explique dans son mémoire de maîtrise (1967), pendant longtemps la population dépend de « professeurs itinérants » qui lui fournissent les rudiments du savoir pendant quelques mois avant de se rendre ailleurs. L’influence croissante de l’Église catholique des années 1840 jusqu’à la fin du siècle ne permet que des percées limitées, car les anciens obstacles perdurent. C’est plutôt la création d’un système d’instruction local soutenu par l’État, en 1872, qui fait avancer la cause de l’éducation dans le comté d’Aroostook. La législature du Maine promet des fonds aux villes qui organisent des écoles et qui rencontrent des critères assez modestes. De nouvelles lois votées en 1889 et 1893 augmentent les ressources (notamment des manuels fournis par l’État) et mettent en place une supervision locale du système scolaire.
Les dispositions relativement larges de ces lois offrent de la flexibilité et permettent aux communautés d’être créatives dans l’organisation de leurs écoles. Ailleurs dans le Maine, en raison de différentes conditions culturelles et religieuses, une séparation claire entre les écoles publiques et privées (souvent confessionnelles) émerge. Dans la vallée du haut fleuve Saint-Jean, dirigés par leur clergé catholique, les habitants profitent de plus en plus des deniers publics, mais répondent à la pénurie d’enseignants en embauchant des religieuses et s’adaptent au manque de ressources en se tournant vers celles de l’Église catholique.
Le pionnier de ce système mixte semble être un prêtre belge du nom de Charles Sweron, qui est très longtemps curé de la paroisse de Frenchville. Le Québécois Arthur Décary, anciennement de la paroisse de Brunswick, suit son exemple et invite les Petites Franciscaines de Marie à enseigner dans les écoles communes de Fort Kent en 1906.
Or, c’est peut-être la relation du père Joseph Marcoux avec les Petites Franciscaines qui s’avère la plus révélatrice. Marcoux voit le jour à Sainte-Brigide-d’Iberville, dans le sud du Québec, en 1850. Il est vicaire à Bedford, Farnham et Saint-Pie, puis passe de nombreuses années au Manitoba en tant que missionnaire. Après 1890, il devint successivement pasteur de Wallagrass et d’Eagle Lake dans le Maine. Les Archives acadiennes de Fort Kent ont reconstitué en partie la correspondance entre Marcoux et les Petites Franciscaines à partir des collections de la maison mère de Baie Saint-Paul (MCC-00435).
Marcoux aide à recruter les sœurs de Baie Saint-Paul pour établir un hôpital à Eagle Lake et lui assurer le personnel nécessaire. Il s’efforce de maintenir un rapport positif avec les religieuses pour qu’on puisse continuer à rencontrer les besoins des résidents locaux. En 1912, après des consultations avec l’évêque Louis S. Walsh, le salaire des religieuses est doublé, l’hôpital reçoit 2500$ du diocèse pour une nouvelle annexe et l’ordre religieux obtient une nouvelle parcelle de terre de l’évêque—détenteur de tous les biens de l’Église dans le Maine—pour un nouveau couvent. Walsh est régulièrement impliqué dans les nombreuses décisions financières impliquant des écoles et des hôpitaux locaux. Bien que sa réputation de francophobe lui ait survécu, il s’empresse de se tourner vers les religieuses du Québec et, avec Marcoux, exerce des pressions sur celles-ci pour étendre les services à la population d’héritage français dans la région.
Cette pression croît au fil du temps. À Eagle Lake, le surintendant local des écoles publiques explique à Marcoux qu’une école peut être ouverte dès que deux sœurs acceptent d’y enseigner. La municipalité fournira alors la salle et tout le matériel d’apprentissage. Marcoux se tourne vers les Petites Franciscaines et demande deux sœurs, l’une pour enseigner en français, l’autre en anglais. Quelques mois plus tard, il demande une troisième qui donnerait des cours de musique et de chant.
Mère Marie-Dominique, la supérieure de Baie Saint-Paul, n’accepte pas sans réserve les nouvelles demandes. À l’été 1917, elle souligne dans ses lettres le chauffage défectueux de l’école et le froid dont souffrent les sœurs lors des déplacements entre l’école et l’hôpital. À ce moment, Marcoux plaide avec insistance pour l’obtention de cinq enseignantes; il souhaite remplacer deux laïques qui ne rencontrent pas les attentes des parents. Cela semble dépasser les moyens des Franciscaines. La supérieure refuse également d’accepter des pensionnaires à l’école d’Eagle Lake, citant des problèmes antérieurs à Wallagrass; si on lui envoie des pensionnaires, déclare-t-elle, elle rappellera ses religieuses au Québec.
Les relations sont sans doute toujours tièdes lorsque Marcoux meurt de la grippe espagnole à l’automne 1918. Il n’en demeure pas moins que le nord du Maine entretient très longtemps des relations serrées avec l’Église catholique du Québec par l’intermédiaire des Petites Franciscaines, des Filles de la Sagesse, d’autres congrégations religieuses, des missionnaires et des curés et puis par le soutien logistique et financier que ces gens apportent aux familles acadiennes et canadiennes-françaises d’ici. Cette relation se poursuit même lorsque le Maine adopte un projet de loi sur l’enseignement exclusif en anglais l’année suivant la mort de Marcoux.
Le système d’éducation mixte—théoriquement public, mais intimement lié aux institutions religieuses—est toujours en place après la Seconde Guerre mondiale. À propos de l’école St. Louis de Fort Kent, Brassard écrit, dans les années 1960:
En raison de la sécularisation du pouvoir civil et des remous créés par le deuxième concile du Vatican, ce type d’entente s’effiloche dans le dernier tiers du vingtième siècle. Pourtant, des religieuses enseignent aux côtés de laïcs dans les écoles publiques de Fort Kent jusqu’en 1999.
Tout ceci reflète l’unique paysage culturel de la vallée du fleuve Saint-Jean. Or, l’histoire des écoles et des hôpitaux de notre région nous rappelle aussi que, malgré l’idéal de la séparation de l’Église et de l’État, un autre grand principe étatsunien—celui de la liberté religieuse—a créé des relations complexes entre les institutions religieuses et civiques. Si cela est vrai dans de nombreuses régions du pays, nous trouvons dans le nord du Maine un rapport spécial qui a duré près d’un siècle avec relativement peu de controverse.
Le public peut consulter la correspondance du Père Marcoux avec les Petits Franciscaines aux Archives acadiennes. Nos collections incluent aussi des ouvrages d’histoire locale et des sources primaires qui retracent le parcours compliqué de l’éducation dans la vallée du fleuve Saint-Jean. Pour plus de renseignements ou pour prendre rendez-vous, veuillez nous joindre à acadian@maine.edu ou par téléphone au 207-834-7535.
Patrick Lacroix, directeur des Archives acadiennes
Outre les ressources qui suivent, notre bibliothèque comprend des ouvrages plus généraux sur l’Église catholique dans le Maine, sur l’histoire de l’État et de notre région liminale puis sur l’éducation religieuse au Québec. Nos fichiers « Ready Reference » et l’instrument de recherche de la correspondance de Marcoux contiennent aussi de précieuses informations contextuelles.